Le chemin de retour du marché passe toujours par la pente sinueuse de la Rue de la Loge.
Une grande allée Hofmannienne comme il y en a plusieurs en France, bordée de buildings aux façades calcaires, chacun exhibant ces petits balconnets typiques, balustrades de fer forgé ornementées, jolis, mais autrement inutiles. Pas la place de mettre le pied dehors, à peine une protection pour retenir les enfants bourgeois quand ils ouvrent la fenêtre pour laisser entrer la rumeur de la ville. Un grand boulevard piétonnier, toujours foisonnant de vie et de monde. Grand contraste avec les toutes petites rues médiévales qui louvoient entre les hôtels particuliers, avec leurs trous carrés en façades, là où, au Moyen-Âge, on disposait les poutres et le branchages mouillés qui les gardaient douces et fraîches même sous le plombant de midi.
Tout en bas, la Rue de la Loge est large. Comme un delta qui vomit des passants sur la Place de la Comédie et avale les badauds qui rentrent du café Riche, du Polygone, du marché du matin, sous la canopée des platanes.
Toutes ces devantures de magasins à la mode d’ici sont très exotiques pour moi! Elle me font mesurer l’écart entre mes 2 cultures, celle de mon Sud de la France et celle de mon Amérique du Nord. Elles me fascinent. Que les françaises sont coquettes!
Quand elle finit de monter, la Rue de la Loge se jette dans la rue Foch, plus étroite, mais tout aussi magistrale parce que c’est celle que l’Arc de Triomphe a choisi d’enjamber, tout au fond, devant le grand parc du Pérou. Chaque jour, rue Foch, je saute par-dessus le petit ruisseau du caniveau devant chez la fleuriste, j’effleure en passant le petit bureau de tabac où on prend à l’unité nos Malabars, nos Carambars et nos pétards, et je revois danser les jupes des dames qui passent par dessus les grilles d’aérations devant le palais de justice, celles qui crachent l’air chaud du parking sous-terrain et fabrique des coupoles dans les robes des passantes qui ne se méfient pas.
Et juste avant l’Arc de Triomphe, la petite bifurcation, qu’on emprunte pour descendre vers la Cathédrale Ste-Anne, en passant devant l’artisan boulanger qui fait la baguette tradition, au levain maison nourri avec amour depuis des générations, à la croûte craquante et à la mie douce, moelleuse, accueillante.
Comme nous faisons le marché tous les jours, tous les jours, nous arpentons les mêmes pavés, les mêmes vitrines. Pourtant, j’adore me perdre dans les dédalles pavés de autres ruelles surannées. Il y a le choix! À Montpellier, tous les chemins mènent à L’Arc de Triomphe et à la maison de ma Grand-Mère qui le borde.
Mais ma Babeth a ses habitudes. Comme je suis de passage, je la suis, en silence, tout le long de la Rue de la Loge, le sourire suspendu entre mes deux oreilles pleines du ronronnement de notre ville qui s’éveille.
Et je sais qu’à mi parcours, là où la pente de la Rue de la Loge devient un brin plus escarpée, il y aura la petite boutique Godiva, son auvent à l’écriture sobre mais dorée, et surtout, surtout, son petit kiosque au plaisir. Une boite haute sur pattes, affublée de 2 grandes tiges en bois d’un côté, pour la soulever, et de 2 grandes roues de fête foraine de l’autre, pour la promener. Et qui exhibe, à travers les 4 pans de sa vitre, les couleurs éclatantes des sorbets aux fruits mûrs, les dégradés des crèmes sucrées et douces. Le chocolat profond décliné en glace, pour notre plus grand plaisir et, pour qu’il ne se sente pas seul, un cortège de glaces à la pistache, au praliné, de sorbets au citron, à la framboise, à la fraise. Huit ou 10 petits pots pleins de promesses qui font le régal des gourmands connaisseurs sous le soleil cuisant du midi de la France.
Même quand je n’ai pas faim, Babeth s’arrête. De son petit porte monnaie en cuir tout usé, ses mains patinées par le temps, à la peau de riz fine et douce, extirpent les 2 pièces qui ouvrent la porte de ce Sésame. « Un sorbet cassis, s’il vous plaît Madame ».
« Mais, Bonne-Maman, je n’ai pas faim, ce n’est pas obligé! » « Tais-toi et mange, grande gourde! Je sais que ça te fait plaisir! » Ces paroles sont lancées avec un sourire si généreux. Ma Grand-Mère est irrésistible. Et je suis si obéissante.
Comme elle me connait bien, mon aïeule! Dès le premier jour, elle a choisi le parfum que je préfère, celui du rouge profond des petites baies rondes de l’été, celui qui marie l’acidulé qui fait ressortir les fossettes dans un rictus amusé, et le sucré qui comble, qui ravit.
Même après tant d’années, chaque fois, c’est comme la première fois. Il y a ce moment suspendu, juste avant que ma bouche ne touche la petite boule, quand mon nez s’emplit de l’odeur du cassis et qu’il prévient les glandes salivaires : « ça va être la fête, Mesdames! ».
Chaque fois que ma langue se pose pour la première fois sur ces cristaux confits de l’été, une décharge remonte jusque sous mon crâne. Feu d’artifice au ralenti. Je n’est pas besoin de savoir le balais des neurotransmetteurs pour sentir leur effet. La grande vague qui ressemble à de l’amour qui me submerge et me transporte, réchauffe ce petit coin, juste sous le sternum, tout à côté de mon cœur. Le sentiment d’être ici, maintenant, d’être arrivée chez soi, auprès des siens, de ceux qui nous veulent du bien.
La plénitude dans cet instant figé, béni.
Le plaisir, c’est le sorbet au cassis de la maison Godiva, en remontant du marché les journées brûlantes de l’été, avec ma Grand-Mère. Parce qu’il est savoureux, mais surtout, parce qu’il est offert à cette fin précise de « faire plaisir ».
Et c’est comme ça que, dans mon cœur de gamine de 7-8 ans, prendre et faire plaisir se sont mariés, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort les sépare.